Lettre de Léon Robin à Åke Petzäll du 7 novembre 1939

Contenu

Bandol (Var)
Pension "L'Oasis" 15 R. des Ecoles
7 nov. 1939

Mon cher ami,

J'ai reçu hier votre lettre du 31 oct. Si je ne vous ai pas répondu immédiatement, c'est que j'espérais aujourd'hui une lettre de Bayer. Depuis une très courte lettre du 6 oct., je n'ai rien reçu de lui, or je lui ai écrit le 13 et le 31 oct., et de nouveau le 1er nov. Ce silence commence d'autant plus à m'alarmer que Kauddmann m'écrit de son camp que les lettres qu'il lui écrit restent également sans réponse. Est-il mobilisé ? C'est peu probable. Je crains plutôt qu'il ne soit malade, ou que ce ne soit le cas de quelqu'un des siens. Si demain je n'ai rien, j'écrirai à Bréhier. Pour en revenir à Bayer, dans cette lettre du 6, il me prévenait (il avait dû vous en avertir aussi) que Mme Bayer et les enfants se fixaient avec lui provisoirement à Caen, et il me disait d'adresser mes lettres à l'Université.

Dans votre lettre vous ne faites aucune allusion à une longue carte (de l'Institut : une carte, pour ne pas risquer des retards de censure) que je vous ai adressée le 15 Oct. Aurait-elle été torpillée ou sauté sur une mine ? Je vous y disais mon point de vue très net sur la nécessité de suspendre provisoirement notre activité. Mais votre lettre me fait réfléchir à nouveau sur la question. Je vous donne raison entièrement sur le point de continuer à recueillir les renseignements bibliographiques : il serait en effet difficile plus tard de combler les lacunes. Mais je ne suis pas d'avis de publier le 1er fascicule de 39, pour plusieurs raisons : 1° dans l'état actuel de tension internationale générale, notre œuvre a quelque chose d'utopique, ou plutôt d' "uchronique" ; la présence de deux allemands dans notre comité directeur peut éveiller des susceptibilités analogues à celles que nous avons eues au moment de la conférence Heimsoeth. 2° Jusqu'à présent c'est le Centre de la Recherche qui a été notre grande ressource. Or actuellement tous ses fonds vont vers les nécessités des travaux de laboratoire intéressant la Défense nationale. 3° Enfin, dispersés comme nous le sommes, avec un bibliographe interné, une assistante qui peut avoir une certaine expérience, mais non celle du bibliographe titulaire, nous ne ferions rien sortir de propre.

A mon avis, si Bayer n'est pas empêché, le mieux est que la concentration des documents se fasse entre ses mains, puisque notre siège social est Paris et que la France nous a, presque seule, soutenus et que, sans elle, nous n'aurions pu vivre. Mais, à son défaut, ce serait vous, plutôt que moi, qui seriez qualifié pour assumer cette charge et je vous remercie très chaudement de vous y être offert. Il y faut quelqu'un de jeune (ce qui n'est pas précisément mon cas !), d'actif et de bien au courant de tous les détails de l'organisation et du mécanisme de l'Institut - ce que vous êtes, Bayer et vous, et ce que je ne suis pas ! Je suis d'ailleurs talonné par la nécessité d'achever au plus tôt le 1er volume de ma traduction de Platon dont j'ai déjà écrit 1400 pages, au moins de ce format - et il m'en reste environ trois cents à faire ! C'est bien cette exigence, en plus du coup que m'a porté la mort de notre fille, m'avait déterminé en mai dernier à vous demander d'accepter ma démission. Je reste toujours un démissionnaire éventuel et un président pour la forme, vous laissant lâchement faire le gros du travail.

Votre président "fainéant" ne manque pourtant à aucune des politesses nécessaires à l'entretien des relations avec les correspondants. Depuis que le pauvre Kauffmann est dans les camps de rassemblement (à tout hasard, je vous donne son adresse actuelle Camp IX section 5 à Athis (Orne)), j'ai reçu beaucoup de choses qui lui étaient destinées.J'ai toujours accusé réception, avec les remerciements les plus chaleureux ! Tout cela, je l'ai retransmis à Bayer. J'espère qu'il l'a bien reçu ! Mais, dans la période présente, ces incertitudes dans la transmission des courriers sont une difficulté et un aléa dont il est impossible de ne pas tenir le plus grand compte.

J'en viens à la situation, si pénible à des titres divers, de Kauffmann et de Melle Kreisler. Une lettre récente de K. me l'exposait en détail. Je l'ai transmise à Bayer le jour même où je l'ai reçue, c'est à dire le 1er nov., en le priant de faire le nécessaire : il est notre trésorier et je me demande sur votre bon vouloir généreux à leur égard pourrait facilement s'exercer ; vous est-il possible de faire sortir de l'argent à l'étranger et, en ce qui concerne le malheureux K., il doit être impossible d'en faire entrer dans les camps de rassemblement. Je priais Bayer de s'informer à ce sujet. En ce qui me concerne, j'ai fait ce que j'ai pu : j'ai écrit au Commandant du Camp de Maisons-Lafitte une lettre, très élogieuse sur le compte de notre bibliographe. J'ai écrit à celui-ci une carte dans le même esprit et dont il a pu faire état. Je vais envoyer au Commandant du camp d'Athis une sorte de certificat. Cette situation est douloureuse ; mais comment l'éviter ? Un "criblage" est évidemment [illisible] entre tous ces réfugiés allemands que la France a accueilli et fatalement il est long, d'autant plus long qu'il y a des nécessités plus urgentes à l'heure actuelle : telle par exemple l'évacuation des populations d'Alsace.

L'essentiel pour le moment c'est de reprendre contact avec Bayer. Puisque vous lui avez écrit une lettre identique à celle que j'ai reçe de vous, il vous dira ce qu'il compte faire et peut faire, tant au point de vue financier qu'au point de vue du travail général.

Je crois vous avoir dit que, provisoirement et jusqu'à ce que la situation se soit éclaircie, nous nous fixons ici. Nous y sommes très bien et il nous est très doux d'être émigrés dans ce pays de soleil, le pays d'adoption et d'élection de nos enfants, que nous y verront chaque fois qu'il y aura des vacances assez longues pour que cela vaille la peine de quitter Paris. De temps à autre nous allons jusqu'aux "Bastides de Pierreplane". Ce sont, pour une part, de tristes pèlerinages puisque c'est là que notre pauvre fille a ressenti les premières atteintes du mal auquel elle a succombé.

Transmettez, je vous prie, mon cher ami, tous nos bien affectueux souvenirs à Madame Petzäll, auxquels ma femme joint ses amitiés pour vous-même. Avec nos vœux pour votre santé à tous - et aussi pour que vous réussissiez à rester en dehors de la tourmente, croyez moi votre bien cordialement dévoué L Robin

Titre de la lettre
fr Lettre de Léon Robin à Åke Petzäll du 7 novembre 1939
Description
fr Une lettre manuscrite de 4 pages dans laquelle Léon Robin revient sur sa décision d'arrêter toute activité bibliographique et s'inquiète du silence de Raymond Bayer
Adresse de l'expéditeur
Bandol
Date de la lettre
7 novembre 1939