Lettre de Herbert L. Kauffmann à Åke Petzäll du 16 octobre 1939

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H. L. Kauffmann

Athis (Orne)
Camp IX
Section V
le 16 Oct. 1939

Mr le Prof Åke Petzäll
UNIVERSITÉ DE LUND
Fac. des Lettres – SUÈDE

Cher Monsieur et Ami,

après un silence de 6 semaines je veux vous donner mes nouvelles, assez bizarres d'ailleurs. Mais avant de parler de moi, permettez-moi d'exprimer l'espoir que vous allez bien, vous et les votres –  et que la sombre prophétue d'une Suède envahie, dont vous avez souvent parlé, ne restera qu'un mauvais rêve – et que votre patrie sera en pax, afin qu'il soit dans notre Europe bouleversée un ilôt où le travail de la construction sera sauvegardé. Vous pouvez me croire, cher Ami, que je vous souhaite d'autant plus de bonheur que ce dernier se fait de plus en plus rare pour moi. – Vous savez que je me suis engagé le premier jour de la mobilisation volontaire dans l'armée française. Mais le 5 Sept. j'ai du me présernter dans un camp de rassemblement situé sur le Champs des Courses à Maisons Laffitte. J'ai cru qu'il s'agissait d'une simple formalité de deux jours. Mais je me suis trompé. Depuis 6 semaines je me retrouve provisoirement interné. On a formé une commission dite de ciblage qui devrait décider de notre sort. – Sa tâche consiste en la détermination des nazis, des réfugiés allemands-juifs politiques, autrichiens et sarrois. Il paraît que cette décision soit fort problématique, puisque elle n'avance pas. Pourtant en Angleterre le règlement est tout autrement effectué. Les réfugiés là-bas sont en liberté. Après 4 semaines à Maisons Laffitte, on nous a transporté ici (je suis heureusement avec Klaus – parmi 300 personnes –dont une grande partie de vieillards.) dans une vieille usine, dans une vallée humide. Du monde extérieur nous sommes séparés par un fil barbelé Le traitement est d'ailleurs excellent de la part des officiers et des soldats. Mais le fait d'un internement reste. J'attends ici comme travailleur étranger (nous arrangerons notre demeure lugubre) la décision des autorités militaires – et j'espère qu'on accepte malgré tout mes services. Car mon amour pour la France reste malgré tout inébranlable. Les années que j'ai passés ici furent trop précieuses pour que je puisse un instant douter de ce pays. Et mes sentiments contre Hitler ne peuvent changer non plus. – Entr' temps, j'ai abandonné mon appartement le cœur bien lourd, parce que je n'aurai certainement pas l'argent pour me permettre le luxe de me payer une habitation virtuelle. Mlle Kreisler, dont l'intelligence et l'infatiguable complaisance sont au-dessus de tout louange s'est chargée du déménagement. Pour cela je lui ai confié mon dernier argent. Quand lle a tant arrangé (et dépensé) on a (probablement sur une dénonciation malveillante) séquestré l'appartement. Tout est à recommencer. Je n'ai plus d'argent du tout. Mlle Kreisler non plus, qui m'écrit qu'elle a beaucoup de faim (c'est clair, puisqu'elle ne gagne rien) Mr Bayer a disparu de la circulation. Mlle Kreisler m'écrit qu'il n'a même plus envoyé son mois de 800 frs. dûs pour la continuation de son travail. Quoiqu'il soit convenu entre lui et moi (lors de notre dernière entreveue le lendemain de la déclaration de la guerre à l'occasion de la déposition de ma correspondance pour l'Institut dans le cabinet de M. Bréhier à la Sorbonne) que je recevrais de la part de l'Institut un dédommagement de 400 frs. par mois pour la durée des hostilités, Mr. Bayer garde son silence. Mr Fleischer, gardien à la Sorbonne (qui est occup du courrier) a déclaré il y a trois jours à Mlle Kreisler que messieurs Robin et Bayer ne désireraient plus recevoir le courrier de la part de l'Institut. Je ne plus quoi penser. Car abstraction faite de l'intérêt scientifique de l'entreprise, l'Institut pourra, selon l'opinion de Bayer, revêtir une signification particulière de propagande culturelle en ce moment – et cela avec son fonctionnement même. On pourrait évidemment se demander si la dernière version correspoindrait effectivement au sens de notre travail philosophique. Mais je n'ai jamais douté de l'intérêt de nos présidents français. Maintenant, je crois qu'ils prennent leurs précautions – et si vous voulez agir malgré tout, cher Monsieurs, faites-vous, s.v.p., donner des explications. Vrin ni Bontemps ne répondent plus. Le 5e fasc. ne pourra donc plus voir le jour ici. Quant à moi, je suis réellement désespéré en ce qui concerne le travail. Je sais que nos amis ici ne feront rien, si on ne le demande pas explicitement. Je vous prie donc instamment, cher Ami, de bien vouloir écrire à toutes vos relations parisiennes, afin qu'ils fassent quelque chose pour Mlle Kreisler et pour moi. C'est elle seule qui puisse continuer le travail, puisqu'elle a mes instructions. Je n'ose guère faire appel à une générosité si souvent éprouvée. Je ne demande rien pour moi, sinon l'application des promesses que m'a faites Mr. Bayer au nom de l'Institut. Mais en ce qui concerne Mlle Kreisler, il faut absolument qu'elle soit mise en état de sauvegarder nos relations avec les pays neutres, afin que nos collaborateurs ne perdent pas un contact qui a été si difficile à établir. Ce que je propose comme un solution raisonnable et qui ne devrait pas échouer à la lenteur des mesures à prendre – et à la paresse naturelle de tous ceux qui veulent faire dépendre les actions de conférences préliminaires – c'est que vous vous adressez à la Commission suédoise de la Coopération intellectuelle en demandant une occupation régulière pour Mlle Kreisler dans le siège ici. De cette façon elle pourrait être occupée utilement dans un cadre bien établi avec la continuation de notre travail. Je suis convaincu que vous pouvez même lui faire confier un travail à côté, tout en lui liassant ses moyens de subsistances au cas que l'Institut n'est pas dans la mesure de lui garantir quelque chose. – Je vous prie, cher Monsieur et Ami, de bien vouloire dire les meilleures choses de ma part à tous les vôtres. Soyez heureux – Je reste toujours, votre bien amicalement reconnaissant et dévoué Kauffmann

Titre de la lettre
fr Lettre de Herbert L. Kauffmann à Åke Petzäll du 16 octobre 1939
Description
fr Une lettre décrivant la situation de Kauffmann, interné au camp d'Athis dans l'Orne
Expéditeur
Kauffmann, Herbert L.
Adresse de l'expéditeur
Athis-de-lOrne
Date de la lettre
16 octobre 1939